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Critique de livre, Mon épouse américaine, Pocket, roman, Ruth Ozeki
Les premières phrases
« L’Épouse américaine est assise sur le sol devant la cheminée. La lumière vacillante des bûches électriques se reflète sur la peau luisante de sueur de son large visage pâle. Les jambes repliées sous elle, les lèvres serrées, les doigts de pied jouant nerveusement avec les longues mèches du tapis tout neuf, appuyée sur un bras, elle reste parfaitement immobile. Son mari lui fait face, la bouche crispée, à quelques centimètres de son visage. Ils attendent.
– Takagi !
– Hai !
– Chotto… Peux-tu demander à l’épouse de ne pas fixer son mari comme ça ! Son regard me donne la chair de poule… Ce n’est pas romantique du tout.
– Hai… Excusez-moi, madame Flowers…?
Sans tourner la tête, L’Épouse américaine me jette un regard en biais.
– Le metteur en scène, M. Oda, se demandait si vous pouviez fermer les yeux quand votre mari se penche pour vous embrasser ?
– D’accord, marmonne Suzie Flowers.
Ses mâchoires restent fixes, mais elle ne peut s’empêcher d’acquiescer légèrement de la tête.
Le cameraman, l’œil vissé à la caméra, gronde d’exaspération.
– Tagaki, dis-lui de ne pas BOUGER ! lance-t-il.
– Je suis désolée, madame Flowers, mais je dois vous prier une fois de plus de ne pas bouger la tête…
– Muri desu yo, dit le cameraman à Oda. C’est impossible. On ne peut pas s’approcher plus que ça. Sa peau est marbrée et elle brille. Elle est immonde.
– Tagaki !
– Hai !
– Demande-lui si elle a un fond de teint qui pourrait couvrir son horrible peau !
– Euh… Madame Flowers ? M. Oda voudrait savoir si vous avez du fond de teint quelque part ? Nous avons un petit problème avec la caméra… C’est juste pour le gros plan. »
Circonstances de lecture
J’avais adoré le dernier livre de Ruth Ozeki, « En même temps, toute la terre et tout le ciel« . J’ai réussi à dénicher ce précédent roman en occasion (il n’est malheureusement plus disponible en librairie).
Impressions
« Mon épouse américaine », c’est à la fois le titre du livre de Ruth Ozeki, mais aussi le titre des documentaires que tourne l’une des héroïnes de ce roman, Jane Takagi-Little. Une femme entre deux cultures (sa mère est japonaise, son père américain), et entre deux professions (le journalisme et la communication). Chargée de réaliser des documentaires aux USA pour donner aux femmes japonaises l’envie de cuisiner de la viande à leur famille, Jane est rapidement confrontée aux exigences de son sponsor (une marque américaine de viande), et aux process industriels aberrants de l’industrie bovine. En parallèle, on assiste à l’impact de ces documentaires sur la vie d’une jeune femme japonaise, Akiko.
Ce livre à la fois drôle et troublant nous fait sillonner les routes américaines. Avec à la clé une réflexion sur l’industrie bovine, les hormones, le choc des cultures, l’écologie… mais aussi l’amour et le désir de devenir mère. Attention : vous ne regarderez plus la viande de la même façon après cette lecture !
Un passage parmi d’autres
« Le message, c’est la viande. Chaque épisode hebdomadaire d’une demi-heure de « Mon Épouse américaine ! » doit culminer dans la célébration d’une pièce de viande précise, magnifiée, mise en scène pour apparaître dans toute sa splendeur. C’est la viande (et non la femme) qui est la vedette de ce programme ! Bien sûr, « la Femme de la Semaine » est importante, elle aussi. Elle doit être séduisante, appétissante et très américaine. Elle est la viande faite femme : ample, robuste, mais tendre et facile à digérer. A travers elle, les femmes japonaises doivent percevoir les notions de chaleur, de convivialité et de confort qui sous-tendent les valeurs traditionnelles de l’Amérique rurale, symbolisées par la viande rouge. »
Je m’arrêtai et me relus avec une certaine satisfaction. C’était la note d’intention du nouveau programme de Kato, une traduction plus ou moins fidèle du texte japonais qu’il m’avait dicté au téléphone. C’était peut-être un peu excessif, mais cela me plaisait. Cela ferait l’affaire. Je le faxai à Tokyo et allai m’écrouler dans mon lit. Alors que je réfléchissais à ce nouveau projet en frissonnant, pelotonnée sous mes couvertures, je n’aurais jamais imaginé que ce petit texte allait se révéler très lucratif et qu’il allait inaugurer une nouvelle ère, qui durerait plus d’une année et pendant laquelle je travaillerais et mangerais de la viande.
L’année des viandes. Elle a changé ma vie. Vous savez quand quelque chose fait basculer votre vie et qu’ensuite, plus rien n’est pareil ?
Mon épouse américaine – Ruth Ozeki – 1999 (Pocket)