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Critique de livre, Flammarion, Les Sauvages, roman, Sabri Louatah, Versilio
Les premières phrases
« Il neigeait depuis l’avant-veille. Sur les carreaux des fenêtre embuées, le givre dessinait des fleurs. C’était Noël, le soir du réveillon. Krim fumait dans la cour intérieure, entre son immeuble et celui d’en face qui venait d’être rénové. La neige avait tout recouvert à ses pieds, elle continuait de tomber à gros flocons. Il y avait un canapé éventré au milieu des containers. Ses accoudoirs étaient blancs. Les flocons s’évanouissaient dans la plaie du futon déchiré, comme des pétales réparateurs.
Adossé à la porte vitrée du rez-de-chaussée, protégé par la visière large et plate de sa casquette de hip-hop, Krim leva les yeux vers le ciel. La neige était une récompense, la pluie une punition. La pluie s’accompagnait d’un martèlement préparatoire, comme un grondement. La neige, au contraire, se détachait des nuages avec un frémissement feutré et bienveillant.
Krim aspirait machinalement les dernières bouffées du gros joint qu’il avait roulé avec trois feuilles longues en prévision de la soirée qui l’attendait. Noël chez les Nerrouche. Le réveillon des bougnoules. Il allait forcément se passer quelque chose qui allait transformer la soirée en catastrophe. Même Noël, ils allaient réussir à le gâcher. «
Circonstances de lecture
Encore un auteur découvert à « La Grande Librairie ». J’ai dévoré les trois premiers tomes.
Impressions
Imaginez qu’un candidat d’origine algérienne soit donné grand favori de la présidentielle de 2012 face à Nicolas Sarkozy. Imaginez l’atmosphère des dernières heures précédent la révélation des résultats. Mélangez à ce postulat politique une famille Kabyle se préparant à fêter un mariage en grande pompe à Saint-Étienne. La tension monte, jusqu’à la scène finale du 1er tome… inattendue.
Impossible d’en dire plus sur cette saga passionnante sans trop en révéler. Les trois premiers tomes des Sauvages est digne d’une série TV américaine : des rebondissements, de nombreux personnages auxquels on s’attache, et une tension qui ne cesse de grimper. Fresque familiale, sociale, politique, « Les Sauvages » parle de sujets forts, comme la montée du Front National, les alliances politiques et judiciaires, le monde de la presse, le terrorisme, et l’intégration. A lire de toute urgence !
Un passage parmi d’autres
Il lui avait dit que le seul vrai mur de la prison c’était le plafond, parce qu’il interdisait à des hommes de voir le ciel, et dans le ciel l’infinie majesté de l’univers et l’infinie relativité de nos douleurs :
– Quand tu regardes le ciel, ça n’a plus d’importance, tout ce qui t’arrive, toutes les complications, les nuages qui te sont rentrés dans la tête. Quand tu regardes le ciel tu comprends que les vrais nuages sont là-haut, et que loin au-dessus de nos petites affaires humaines les nuages s’étirent mollement, les vents s’affrontent, les étoiles brillent, et conspirent comme des adolescentes qui s’ennuient au début d’une pyjama-party.
Pour l’aider à voir quand même le ciel, l’avocat féru d’astronomie lui avait ensuite expliqué qu’à cause de la pollution, on ne voyait plus les étoiles dans les grandes villes. La plupart des gens libres autour de Krim avaient eux aussi ce cinquième mur au-dessus de leur tête. Ils étaient également prisonniers, en quelque sorte. Or Szafran haïssait la prison. Il voyageait souvent dans des déserts situés sur la même latitude que nos grandes villes privées d’étoiles. Il contemplait jusqu’à l’ivresse ces ciels flamboyants du désert. Il ne les prenait pas en photo, pour qu’ils vivent librement dans sa mémoire. De retour à Paris, il rêvait d’eux quand il travaillait tard le soir. Il les possédait comme des souvenirs d’enfance. Au fin fond de chaque être humain il y avait un réservoir aussi vaste et lumineux qu’un ciel ouvert. Une source vive dont on avait soi-même verrouillé l’accès. C’était ce verrou qui devait sauter. Il fallait s’attacher à ça, à des trésors que personne ne pouvait nous confisquer. Et ça valait toutes les séances de défonce nocturne au hachich, avait conclu le ténor du barreau avant un ultime clin d’œil, que Krim devina plus qu’il ne le vit à travers la grille au maillage trop serré de la porte arrière du fourgon.
Les Sauvages (Tome 3) – Sabri Louatah – 2013 (Flammarion/Versilio)