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Thomas H. Cook - Au lieu-dit Noir-Etang...Les premières phrases

«  Mon père avait une phrase préférée. Il l’avait empruntée à Milton, et aimait la citer aux garçons de Chatham School. Planté devant eux le jour de la rentrée des classes, les mains bien enfoncées dans les poches de son pantalon, il ménageait un silence, leur faisant face, l’air grave. « Prenez garde à vos actes, déclamait-il alors, car le mal contre lui-même se retourne. » Il ne pouvait imaginer à quel point la suite des événements le contredirait, ni à quel point j’en aurais éminemment conscience.

Parfois, en ces tristes journées d’hiver si fréquentes en Nouvelle-Angleterre où le vent malmène autant les arbres que les arbustes, où la pluie tambourine contre les toits et les vitres, je me sens de nouveau happé par l’univers de mon père, par ma jeunesse, par la petite ville qu’il aimait tant et où je vis toujours. Je regarde par la fenêtre de mon bureau et je revois la grand-rue de Chatham telle qu’elle était alors : une poignée de petits commerces, un cortège fantomatique d’automobiles aux phares montés sur des pare-chocs inclinés. Dans mon esprit, les morts retrouvent la vie, reprennent leur enveloppe charnelle. Je vois Mme Albertson livrer son panier de palourdes au marché Kessler, M. Lawrence faire des embardées avec le scooter des neiges qu’il a construit de ses propres mains, des skis à l’avant, deux parties des chenilles d’un tank de la Première Guerre mondiale à l’arrière, le tout accroché au châssis cabossé d’un vieux roadster. En passant, il me fait signe, agitant sa main gantée dans l’air intemporel.

Me présentant une nouvelle fois sur le seuil de mon passé, je retrouve mes quinze ans, tous mes cheveux et une peau dépourvue de taches de vieillesse, le ciel loin de moi et l’enfer de mes préoccupations. Je pressens même que, par essence, la vie a du bon.

Puis, de but en blanc, je repense à elle. Pas à la jeune femme que j’ai connue il y a si longtemps, mais à la petite fille qui contemple au loin la mer d’un bleu étincelant, son père, à côté d’elle, lui disant ce que tous les pères disent depuis toujours à leurs enfants : que l’avenir leur tend les bras, que c’est un pré d’herbe tendre qui n’abrite aucune sombre forêt. Je la revois dans son cottage, ce jour-là, je réentends sa voix, ses paroles tintent encore à mon oreille, distantes clochettes, porteuses de la foi qu’elle eut brièvement en la vie. »

Circonstances de lecture

Une brusque envie de découvrir ce qui se cache derrière la couverture de ce roman noir…

Impressions

« Au lieu-dit Noir-Etang… » est à la fois un roman d’amour et un roman policier, noir et prenant. Vieux à présent, Henry se rappelle l’année de ses 15 ans, en 1926. Et la fascination qu’il porte à Mlle Channing, le nouveau professeur de dessin de Chatham School, l’école que dirige son père. Du haut de ses 15 ans, il observe les liens qui se nouent entre cette jeune femme à l’esprit libre et un autre professeur, marié et père de famille. L’histoire dont il est témoin le fascine. L’atmosphère du roman est oppressant, à l’image de ce lieu, Noir-Etang, séparant la maison des deux professeurs.

Un passage parmi d’autres

 – Et vous ? Qu’avez-vous fait pendant mon absence ?

– Je suis restée ici. J’ai lu, la plupart du temps.

M. Reed prit une courte inspiration.

– Dites-moi, Elizabeth… vous arrive-t-il parfois de penser que vous vivez uniquement dans votre tête ?

Elle haussa les épaules.

– Serait-ce un si mauvais endroit ? répliqua-t-elle.

M. Reed sourit, l’air grave.

– Tout dépend de la tête de qui, je suppose.

– Oui, c’est sûr, dit Mlle Channing.

Il y eut un bref temps mort avant que M. Reed n’ajoute :

– Le bateau sera achevé pour l’été.

Mlle Channing, sans rien dire, porta sa tasse à ses lèvres en regardant M. Reed dans les yeux.

– Ensuite, reprit-il, il sera possible…

Il se tut, comme pour se rappeler à la prudence et ne pas parler sans réfléchir, mais poursuivit :

– … possible d’aller n’importe où, je suppose.

Mlle Channing plaça sa tasse sur ses genoux.

– Où aimeriez-vous aller, Leland ?

M. Reed la regardait attentivement.

– Dans les endroits où vous êtes déjà allée, je suppose.

Ils se regardèrent un bref instant en silence, mais avec une telle intensité et une telle attirance que la petite distance qui les séparait semblait plus qu’ils ne pouvaient supporter. Ce fut en cet instant que je mesurai pour la première fois la profondeur de ce qu’ils en étaient venus à éprouver l’un pour l’autre.

Au lieu-dit Noir-Etang… – Thomas H. Cook (Points Roman noir)