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Eric Reinhardt - L'amour et les forêtsLes premières phrases

«  J’ai eu envie de connaître Bénédicte Ombredanne en découvrant sa première lettre : c’était une lettre dont la ferveur se nuançait de traits d’humour, ces deux pages m’ont ému et fait sourire, elles étaient aussi très bien écrites, c’est un alliage suffisamment rare pour qu’il m’ait immédiatement accroché.

D’abord un peu précautionneuse, cette lettre était, à mesure qu’elle progressait, de plus en plus féroce et mécontente. De l’ironie, une réjouissante indiscipline, des clameurs de cour de récréation résonnaient dans ses phrases – leur graphie inclinée vers l’avenir suggérait bien l’audace consciente d’elle-même avec laquelle cette inconnue s’était précipitée vers moi par la pensée, comme si sa lettre avait été écrite d’une traite sans être relue avant de disparaître irrémédiablement dans la fente d’une boîte postale, hop, ça y est, trop tard, au terme d’une course irréfléchie, fougueuse, qui sans doute avait démarré à la seconde où la jeune femme avait posé la plume de son stylo sur le papier, déterminée, en se refusant la possibilité de tout retour en arrière. »

Circonstances de lecture

J’avais lu et entendu beaucoup de bien de ce livre.

Impressions

Je ne savais pas à quoi m’attendre en commençant « L’amour et les forêts ». Je connaissais juste le point de départ : une lectrice écrit à un écrivain pour lui dire tout le bien qu’elle pense de son dernier roman. Et, de fil en aiguille, elle se confie petit à petit sur sa vie. Je m’attendais à un livre léger, sur les bienfaits de la lecture, et ce lien qui unit secrètement lecteurs et écrivains. Pourtant, ce livre – s’il parle aussi de cela – est surtout un témoignage dur et cruel sur une femme harcelée par son mari, une femme qui un jour – un seul – se révolte…

A lire si vous avez le moral et le cœur bien accroché. Cette histoire fait sourire, rire (au début), puis secoue, choque, énerve… Heureusement, Eric Reinhardt nous délivre de superbes passages, de très belles phrases. A l’instar de celle-ci:  « Accepter sa propre bizarrerie pour en faire sa joie, n’est-ce pas ce qu’on devrait tous faire dans nos vies ? ». A méditer.

Un passage parmi d’autres

 J’ai retrouvé cette intensité du sentiment d’exister déjà perçue dans son premier envoi. Non parce que ma lectrice y témoignait d’un insolent bonheur : c’était en creux, par défaut, en suggérant qu’elle était confrontée à des vides, à des obstacles, à des entraves, qu’elle exprimait l’intensité de sa présence au monde – un jour, à force de le vouloir, elle parviendrait à être heureuse, semblait-elle vouloir dire. Elle ne donnait aucune indication sur la nature des contrariétés rencontrées, j’ignorais si ce qui l’empêchait d’être heureuse prospérait en elle-même ou dans son entourage (qu’il soit professionnel ou familial), mais en revanche sa volonté d’y résister, de les combattre, peut-être un jour d’en triompher circulait dans les profondeurs de sa lettre avec incandescence. Ce qui accentuait cette intuition que Bénédicte Ombredanne n’allait pas très bien, c’était aussi l’importance qu’elle accordait aux livres qu’elle adorait, une importance que je sentais démesurée : comparable à un naufragé qui dérive en haute mer accroché à une bouée, elle les voyait comme détourner leur route et s’orienter lentement vers sa personne de toute la hauteur de leur coque, c’était bien eux qui allaient vers elle et non l’inverse, comme s’ils avaient été écrits pour l’extraire des eaux sépulcrales où elle s’était résignée à attendre une mort lente. En cela je dois admettre que les lecteurs de cette catégorie n’ont pas une attitude ni des attentes fort différentes des miennes : moi aussi j’attends des livres que j’entreprends d’écrire qu’ils me secourent, qu’ils m’embarquent dans leur chaloupe, qu’ils me conduisent vers le rivage d’un ailleurs idéal. Elle me voyait comme un capitaine au long cours qui l’aurait distinguée dans les flots depuis le pont de son navire – et qui serait venu la sauver.

Eric Reinhardt – L’amour et les forêts – 2014 (Gallimard)