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Les premières phrases

« Et maintenant, je suis venu ici sur un vaisseau avec mon équipage ; je vais sur la mer vineuse chez des hommes au parler étranger chercher du bronze à Témésa.

(L’Odyssée, traduction de Médéric Dufour et Jeanne Raison, 1935)

J’ai lu L’Odyssée en anglais pour la première fois à l’âge de onze ans. Athéna, sous les traits de Mentor, annonce au fils d’Ulysse, Télémaque, que son père est de retour de Troie. En dépit de la poésie des vers traduits par Samuel Butler, ma lecture a été heurtée, d’une part à cause des noms grecs difficiles à prononcer, et d’autre part à cause de termes étranges. Un mot en particulier a attiré mon attention.

« Qu’est-ce que « vineuse » ? » C’est la question que je pose à Maman.

Elle bat des paupières. « Qu’est-ce que tu en penses ?

Je crois que c’est une métaphore créée par Homère. » Je me rappelle les figures de style apprises en cours de littérature. « Mais la mer est plutôt bleue, non ?

– Homère était aveugle, soupire Maman. Et la mer n’est pas toujours bleue. »

Impressions

La collection de novellas RéciFs des éditions Argyll regorge de pépites. Et Colorer le monde en est une parfaite illustration. Dans ce recueil, l’autrice chinoise Mu Ming nous propose deux nouvelles axées notamment sur les nouvelles technologies, le langage, l’art, et notre perception du monde.

D’une écriture fluide et poétique, elle nous transporte tout d’abord dans une société futuriste où les implants sont devenus la norme. La petite Amy, dont la mère refuse qu’elle porte les fameux ajusteurs rétiniens, souffre d’être ainsi mise à l’écart par ses camarades de classe, ne pouvant voir le monde de la même manière qu’eux. C’est précisément cette notion de transformation de la perception du monde par les nouvelles technologies que Mu Ming aborde, tout comme celle de la transformation du langage : « Lorsque les innovations technologiques ont commencé à transformer le langage décrivant le monde, elles ont aussi irréversiblement altéré notre manière de le percevoir. Même détachée de la technologie elle-même, la langue a profondément remodelé l’esprit des gens. » En invitant le virtuel a recoloré le réel, les correcteurs rétiniens refaçonnent la réalité, créant un fossé entre ceux dotés d’implants, et ceux ne voyant le monde qu’à travers leurs yeux, au naturel, un monde plus terne et sans paillettes. « Nous accordons tous trop d’importance à ce que nous voyons, nous oublions d’écouter, nous oublions de raconter ». Comment ne pas faire le lien entre ce que nous vivons aujourd’hui dans notre société où beaucoup d’entre nous (et je m’inclus dedans) consacrons une grande partie de notre temps aux réseaux sociaux, scotchés que nous sommes à nos écrans… au détriment du partage et de la conversation en face à face ?

La deuxième nouvelle, Qui possède la lune ?, traite également de l’impact des nouvelles technologies sur notre perception du monde, tout en abordant le thème de l’art et de la possession. Elle y dénonce également avec justesse les conditions de travail en usine dans une scène de représentation artistique que j’ai trouvé particulièrement réussie.

Ce recueil de deux novellas est une belle réussite, invitant à la réflexion sur l’impact des nouvelles technologies sur notre rapport au monde, à soi et aux autres.

Colorer le monde – Mu Ming – Novembre 2025 – RéciFs (Argyll) – Couverture réalisée par Anouck Faure – Traduit du chinois par Gwennaël Gaffric