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Les premières phrases
« Le roi se tenait, à la dérive, dans une flaque de lumière bleue. C’était l’acte IV du Roi Lear, un soir d’hiver à l’Elgin Theatre de Toronto. En début de soirée, pendant que les spectateurs entraient dans la salle, trois fillettes – versions enfantines des filles de Lear – avaient joué à se taper dans les mains sur le plateau, et elles revenaient maintenant sous forme d’hallucinations dans la scène de la folie. Le roi titubant essayait de les attraper tandis qu’elles gambadaient çà et là dans les ombres. Il s’appelait Arthur Leander et avait cinquante et un ans. Des fleurs ornaient ses cheveux.
« Me reconnais-tu ? demanda le comédien qui interprétait Gloucester.
– Je me rappelle assez bien tes yeux », répondit Arthur, distrait par la version enfantine de Cordelia.
Ce fut à ce moment-là que la chose se produisit. Son visage se crispa, il trébucha et tendit le bras vers une colonne, mais, évaluant mal la distance, se cogna durement le tranchant de la main. »
Circonstances de lecture
Parce que j’aime les romans post-apocalyptiques (ne me demandez pas pourquoi !).
Impressions
Voici « LE » roman SF post-apocalyptique de la rentrée littéraire. Quand un virus mortel foudroie une bonne partie de l’humanité, il ne reste plus que quelques groupes de survivants. Parmi eux, une troupe de théâtre ambulante brave tous les dangers pour jouer du Shakespeare et ainsi tenter de préserver ce qui fait, à leurs yeux, la force des hommes : leur culture, le goût des mots et de la musique, leur âme d’artistes en somme.
Que ceux qui ne sont pas fans de SF se rassurent, ce livre leur plaira aussi car l’auteur aime nous replonger dans le passé de ses héros, dans le monde d’avant, où l’argent, l’apparence et la soif de pouvoir font loi. On découvre petit à petit le lien entre cet Arthur Leander, acteur célèbre sur le déclin, qui meurt dans le premier chapitre, et certains survivants, dont un homme à la tête d’une secte sanguinaire et une jeune femme aux poignets tatoués.
Station Eleven est un roman à la construction habile, aux personnages attachants. Si le postulat de départ n’est certes pas original, je me suis laissée emportée par le rythme de l’histoire. Un très bon roman de SF en somme.
Un passage parmi d’autres
Moi, j’avais huit ans… neuf quand nous avons cessé de marcher. Je n’ai aucun souvenir de l’année que nous avons passée sur la route – ce qui signifie, je crois, que j’ai oublié le pire de cette période. Ne croyez-vous pas, en définitive, que les gens qui vivent le plus mal cette… notre époque actuelle, appelez-la comme vous voudrez, le monde d’après la grippe de Géorgie… ne croyez-vous pas que ceux qui ont le plus de difficultés à s’y adapter sont ceux qui se souviennent clairement du monde ancien ?
FD : Je n’y avais pas réfléchi.
KR : Ce que je veux dire, c’est que plus vous avez de souvenirs, plus vous avez perdu.
FD : Vous vous rappelez bien certaines choses…
KR : Si peu. Mes souvenirs d’avant le cataclysme ressemblent aujourd’hui à des rêves. Je me souviens d’avoir regardé par le hublot d’un avion, ce devait être dans le courant de la dernière année, et d’avoir vu du ciel la ville de New York. Vous l’avez vu, ça ?
FD : Oui.
KR : Un océan de lumières électriques. Ça me donne des frissons rien que d’y penser. Je ne me souviens pas vraiment de mes parents… juste des impressions. Je me souviens de conduits qui soufflaient de l’air chaud en hiver et d’appareils qui jouaient de la musique. Je me souviens d’écrans d’ordinateurs allumés. Je me souviens que, quand on ouvrait un frigo, il en sortait de l’air froid et de la lumière. Et les congélateurs encore plus froids, avec des petits cubes de glace dans les bacs. Vous vous en souvenez ?
FD : Bien sûr. Ça fait un moment que je n’ai pas vu de frigo qui ne soit pas transformé en espace de rangement.
KR : Et à l’intérieur, il y avait non seulement du froid, mais aussi de la lumière, c’est ça ? Je ne l’imagine pas ?
FD : Il y avait bien de la lumière à l’intérieur.
Emily St. John Mandel – Station Eleven – août 2016 (Rivages)
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