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Alessandro Baricco, Critique de livre, Gallimard, Mr Gwyn, roman
Les premières phrases
« Tandis qu’il marchait dans Regent’s Park – le long d’une allée qu’il choisissait toujours, entre toutes -, Jasper Gwyn eut soudain la sensation limpide que ce qu’il faisait chaque jour pour gagner sa vie ne lui convenait plus. Plusieurs fois cette pensée l’avait effleuré, mais jamais avec la même netteté ni la même agilité.
Aussi, de retour chez lui, il se mit à écrire un article qu’il imprima, glissa dans une enveloppe, pour ensuite aller le déposer personnellement, traversant toute la ville, à la rédaction du Guardian. Ils le connaissaient. Occasionnellement il collaborait avec eux. Il demanda s’il était possible d’attendre une semaine avant de publier son papier.
Ce dernier consistait en une liste de cinquante-deux choses que Jasper Gwyn se promettait de ne plus jamais faire. La première était d’écrire des articles pour The Guardian. La treizième, d’aller parler devant des classes en prenant un air sûr de lui. La trente et unième, de se faire photographier le menton dans la main, songeur. La quarante-septième, de se forcer à être poli avec des collègues qui en vérité le méprisaient. La dernière était : d’écrire des livres. D’une certaine manière, elle éteignait la vague lueur d’espoir que l’avant-dernière pouvait avoir laissée : de publier des livres. «
Circonstances de lecture
Découvert à La Grande Librairie.
Impressions
Jasper Gwyn, écrivain britannique, décide d’arrêter d’écrire. Au grand désespoir de son agent qui, au début, n’y croit pas une seconde. Mais Jasper Gwyn entend se tenir à cette décision. Et bientôt, il entreprend de se lancer dans une nouvelle aventure : « écrire » le portrait de parfaits inconnus, à la manière d’un peintre, dans un vieil atelier éclairé, selon son souhait, de 18 ampoules Catherine de Médicis.
En lisant Alessandro Baricco (que je découvre avec ce livre), je ne peux m’empêcher de penser à Paul Auster, qui, lui-aussi, se penche sur le processus de création. Mr Gwyn est un livre intelligent, merveilleusement bien écrit, qui délivre ses clés petit à petit, jusqu’à un final inattendu. Alessandro Baricco, merci ! Je vais m’empresser d’aller acheter d’autres de vos romans !
Un passage parmi d’autres
– J’ai loué un atelier, derrière Marylebone High Street, un grand local, tranquille. J’y ai mis un lit, deux fauteuils, guère plus. Parquet au sol, murs défraîchis, un bel endroit. Ce que j’aimerais, c’est que vous veniez quatre heures par jour pendant une trentaine de jours, de 16 heures à 20 heures. Sans jamais sauter de jour, même le dimanche. J’aimerais que vous soyez ponctuelle et que, quoi qu’il arrive, vous posiez là pendant quatre heures, ce qui pour moi signifie simplement vous laisser regarder. Vous ne devrez pas rester dans une position que j’aurai choisie, mais juste évoluer dans cet espace, à votre convenance, marcher ou vous allonger, vous asseoir, où bon vous semble. Vous n’aurez ni à parler ni à répondre à aucune question, et je ne vous demanderai jamais de faire quoi que ce soit de particulier. Je continue ?
– Oui.
– Je voudrais que vous posiez nue, je pense que c’est une condition indispensable à la réussite du portrait.
Cette phrase-là, il l’avait préparée devant son miroir. La dame au foulard imperméable en avait peaufiné la tournure.
La jeune femme avait encore sa tasse à la main. De temps en temps elle la portait à ses lèvres, sans pour autant se décider à boire.
Jasper Gwyn sortit une clé de sa poche et la posa sur la table.
– Ce que je voudrais, c’est que vous preniez cette clé et que vous vous en serviez pour entrer dans l’atelier, chaque jour à 16 heures. Peu importe ce que je fais, moi, vous devez m’oublier. Comme si vous étiez seule, dans cette pièce, en permanence. Je vous demande seulement de vous en aller à 20 heures précises tous les soirs, et de fermer la porte derrière vous. Quand on aura terminé, vous me rendrez la clé. Buvez votre café, il va refroidir.
Alessandro Baricco – Mr Gwyn – 2014 (Gallimard)