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Les premières phrases
« Alors que le soleil colore encore les montagnes, des êtres aux ailes de cuir noir tournoient déjà à faible hauteur. Les premières lucioles clignotent, indolentes. Au-delà de cette prairie des cigales s’emballent et ralentissent comme autant de machines à coudre. Tout le reste paré pour la nuit, hormis la nuit elle-même. Je regarde l’ultime lueur s’élever au-dessus de la rase campagne. Au sol des ombres suintent et s’épaississent. Des arbres en cercle forment des rives. La prairie se mue en étang qui s’emplit, à la surface des dizaines de suzannes-aux-yeux-noirs.
Je m’assieds sur sur un sol qui fraîchit, bientôt humide de rosée. Près de moi une charrue à versoir abandonnée de longtemps. Des lianes de chèvrefeuille enroulent leurs verts cordons, des fleurs blanches accrochées là comme de petites ampoules de Noël. J’effleure un manche qu’ont poli rotations de poignet et suantes étreintes. Le souvenir des mains de mon grand-père, rondes de cals et aussi lisses que des pièces de monnaie usées. Un matin je l’avais regardé parcourir le champ, la rame d’acier faisant onduler la terre. »
Circonstances de lecture
Parce que j’avais envie de commencer à lire du Ron Rash.
Impressions
Un shérif part bientôt à la retraite. Il doit encore gérer une affaire de drogue et le déversement de pétrole lampant dans une rivière gorgée de poissons, avant de passer la main à son adjoint. Une histoire assez banale en somme, mais la plume poétique de Ron Rash et son amour de la nature transforment ce polar en un beau roman noir, ode au passage du temps et des saisons. Ici, l’odeur de la forêt côtoie celle de la méthamphétamine, les dollars changent de mains pour tenter de trouver un équilibre précaire entre compromis peu orthodoxes et justice parfois trop expéditive.
Un passage parmi d’autres
J’avais été terriblement somnambule étant petit. Il y avait eu des périodes, pour je ne sais quelle raison toujours en été, où je sortais de la maison et me retrouvais dans le jardin. Les gens, en ce temps-là, du moins ceux de la campagne, ne voyaient pas l’intérêt de laisser une ampoule allumée toute la nuit sur leur galerie. J’ouvrais soudain les yeux et il n’y avait rien d’autre que l’obscurité, comme si le monde, s’étant libéré de son collier, s’était enfui emportant tout sauf moi. J’entendais alors un engoulevent ou une cigale caniculaire, je sentais la rosée me mouiller les pieds, ou bien je levais les yeux et découvrais les étoiles piquées dans le ciel à leur place habituelle, seule la lune vagabondait.
Je tournai sur la grand-route et repartis vers la ville en repensant tout au long du trajet à cette impression que j’avais eu enfant, quand le monde connu avait disparu et qu’il fallait trouver comment le faire revenir, sans être sûr d’y arriver.
Ron Rash – Un silence brutal – mars 2019 (Gallimard)