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Les premières phrases
« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j’ai vu clairement que j’avais toujours été seul, que je n’avais jamais pu compter sur mes parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j’avais pris l’habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l’averse, je suis arrivé à la conclusion que cette charge m’incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m’a fallu soixante ans pour voir ça. J’espère que tu me comprendras et que tu sauras voir que je me sens désemparé, seul, et que tu me manques absolument. Malgré la distance qui nous sépare, tu me sers d’exemple. Malgré la panique, je n’accepte plus de planche pour me maintenir à flot. Malgré certaines insinuations, je demeure sans croyances, sans prêtres, sans codes consensuels pour m’aplanir le terrain vers je ne sais où. Je me sens vieux et la dame à la faux m’invite à la suivre. Je vois qu’elle a bougé le fou noir et qu’elle m’invite, d’un geste courtois, à poursuivre la partie. Elle sait que je n’ai plus beaucoup de pions. Malgré tout, ce n’est pas encore le lendemain et je regarde quelle pièce je peux jouer. Je suis seul devant le papier, ma dernière chance.
Ne me fais pas trop confiance. Dans ce genre tellement propice au mensonge que sont les Mémoires écrits pour un seul lecteur, je sais que je tendrai à toujours retomber sur mes quatre pattes, comme les chats ; mais je ferai un effort pour ne pas trop inventer. Tout s’est passé de cette façon, et pis encore. Je sais bien que je t’en avais parlé il y a longtemps ; mais c’est difficile et maintenant je ne sais pas comment m’y prendre. «
Circonstances de lecture
Attirée par la couverture.
Impressions
Confiteor est un grand livre. Un livre exigeant aussi. J’ai dû m’accrocher pendant 100 pages avant de comprendre où l’auteur voulait en venir, et surtout pourquoi il avait choisi ce mode de narration assez déconcertant au début. Jaume Cabré passe ainsi du « je » au « il » dans la même phrase, mais aussi d’un siècle à un autre ! Car le narrateur raconte son histoire et celle de sa famille, alors que sa mémoire commence à défaillir.
Adria nous parle de son enfance, tiraillé entre un père qui veut faire de lui un humaniste polyglotte et une mère qui le rêve en violoniste. Il nous raconte l’histoire familiale, mais aussi celle d’objets emblématiques : un violon, une médaille et un vieux torchon souillé. Il rédige ainsi sa confession. Une confession qui nous entraîne de l’Espagne de Franco à l’Inquisition en passant par le nazisme, à la poursuite de l’origine du Mal.
Si les modes narratifs déconcertent au début, tenez bon. Une fois tous les morceaux du puzzle reconstitués, ce roman en vaut vraiment la peine !
Un passage parmi d’autres
Tu as remarqué que la vie est un hasard insondable ? Des millions de spermatozoïdes du père, un seul féconde l’ovule qu’il faut. Que tu sois née ; que je sois né, ce sont des hasards immenses. Nous aurions pu naître des millions d’êtres différents qui n’auraient été ni toi ni moi. Que nous aimions Brahms l’un et l’autre est aussi un hasard. Que dans ta famille il y ait eu tant de morts et tellement peu de survivants. Tout est un hasard. Si l’itinéraire de nos gènes et nos vies ensuite avaient bifurqué à l’un des millions de carrefours possibles, on n’aurait même pas pu écrire tout ceci, qui sera lu par je ne sais qui. Vertigineux.
Jaume Cabré – Confiteor – 2013 (Actes Sud)
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