Les premières phrases
« Les enfants jouaient pendant qu’Holston montait vers sa mort ; il les entendait crier comme seuls crient les enfants heureux. Alors que leurs courses folles tonnaient au-dessus de lui, Holston prenait son temps, et chacun de ses pas se faisait pesant, méthodique, tandis qu’il tournait et tournait dans le colimaçon, ses vieilles bottes sonnant contre les marches.
Les marches, comme les bottes de son père, présentaient des signes d’usure. La peinture n’y tenait que par maigres écailles, surtout dans les coins et sur l’envers, où elle était hors d’atteinte. Le va-et-vient ailleurs dans l’escalier faisait frémir de petits nuages de poussière. Holston sentait les vibrations dans la rampe luisante, polie jusqu’au métal. Ça l’avait toujours ébahi : comment des siècles de paumes nues et de semelles traînantes pouvaient éroder l’acier massif. Une molécule après l’autre, supposait-il. Peut-être que chaque vie en effaçait une couche pendant que le silo, lui, effaçait cette vie.
Foulée par des générations, chaque marche était légèrement incurvée, son rebord émoussé comme une lèvre boudeuse. Au milieu, il ne restait presque aucune trace de ces petits losanges dont la surface tirait jadis son adhérence. L’absence s’en déduisait seulement du motif visible de chaque côté, où de petites bosses pyramidales, aux arêtes vives et écaillées de peinture, se découpaient sur l’acier.
Holston levait sa veille botte vers une vieille marche, appuyait sur sa jambe et recommençait. Il se perdait dans la contemplation de ce que les années sans nombre avaient fait, cette ablation des molécules et des vies, ces couches et ces couches réduites à l’état de fine poussière. Et il se dit, une fois de plus, que ni les vies ni les escaliers n’étaient faits pour ce genre d’existence. L’espace resserré de cette longue spirale, qui se déroulait dans le silo enterré comme une paille dans un verre, n’avait pas été conçu pour pareil traitement. Comme tant de choses dans leur gîtes cylindrique, il semblait obéir à d’autres fins, répondre à des fonctions depuis longtemps oubliées. Ce qui servait aujourd’hui de voie de communication à des milliers de personnes, dont les montées et descentes quotidiennes se répétaient par cycles, Holston le trouvait plus propre à servir en cas d’urgence et à quelques dizaines de personnes seulement.
Il franchit un palier supplémentaire – un camembert de dortoirs. Alors qu’il gravissait les quelques étages qui restaient, pour sa toute dernière ascension, les bruits de joies enfantines se mirent à pleuvoir plus fort au-dessus de lui. C’était le rire de la jeunesse, d’êtres qui ne s’interrogeaient pas encore sur l’endroit où ils grandissaient, ne sentaient pas encore la terre presser de tous côtés, ne se sentaient pas le moins du monde enterrés, mais en vie. En vie et inusés, ils faisaient ruisseler leurs trilles heureux dans la cage d’escalier, des trilles qui s’accordaient mal aux actions d’Holston, à sa décision, à sa détermination à sortir. «
Circonstances de lecture
Quand j’ai vu qu’Actes Sud se lançait dans la science-fiction, je n’ai pas hésité à acheter ce premier roman !
Impressions
Silo de Hugh Howey est un très bon roman de science-fiction. Bien écrit, bien construit, Silo se lit très vite tant le suspens est savamment distillé tout au long de ses 558 pages. Un homme, Holston, le shérif d’un mystérieux lieu souterrain (le silo), s’apprête à mourir. Il veut sortir du silo. Or, ce qui l’attend dehors, c’est une mort certaine : l’air extérieur est irrespirable. Mais avant de mourir, il devra nettoyer les caméras permettant aux hommes et femmes du silo d’apercevoir le paysage dévasté du monde extérieur. Qu’y a-t-il dehors ? Pourquoi les hommes sont-ils obligés de vivre sous terre ? Les images du dehors sont-elles vraiment réelles ? Que s’est-il passé pour que l’humanité en arrive là? Surtout, pourquoi est-il interdit de parler du passé ? Pourquoi est-il interdit d’espérer ?
Vivement la suite !
Un passage parmi d’autres
La vue projetée dans la cellule n’était pas aussi floue que celle de la cafétéria et Holston passa son dernier jour dans le silo à considérer cette énigme. La caméra était-elle à l’abri du vent toxique, de ce côté ? Est-ce que chaque nettoyeur, condamné à mort, mettait davantage de soin à préserver la vue qui avait accompagné ses derniers instants ? Ou cet effort supplémentaire était-il un cadeau fait au prochain nettoyeur, qui lui aussi passerait son dernier jour dans cette cellule ?
Holston préférait la dernière explication. Elle lui faisait penser à sa femme avec nostalgie. Elle lui rappelait pourquoi il était là, du mauvais côté des barreaux, de son plein gré.
Alors que ses pensées se portaient vers Allison, il s’assit et fixa le monde mort que des peuples anciens avaient laissé. Ce n’était pas la meilleure vue sur le paysage qui environnait leur bunker enterré, mais ce n’était pas non plus la pire. Au loin, des collines basses, onduleuses, mettaient une jolie touche de brun, comme du jus de café contenant juste ce qu’il faut de lait de cochon. Le ciel, au-dessus des collines, était du même gris terne que celui de son enfance, et de l’enfance de son père, et de celle de son grand-père. Le seul trait mouvant du paysage, c’étaient les nuages. Ils planaient pleins et sombres au-dessus des collines. Ils erraient, libres, comme les bêtes en troupeau des albums illustrés.
La vue du monde mort occupait tout le mur de sa cellule, comme elle occupait tous ceux du dernier étage du silo, chacun présentant une partie différente des terres désolées et floues, toujours plus floues, qui s’étendaient dehors. Le petit morceau de monde d’Holston partait du bout de son lit de camp, montait jusqu’au plafond, et s’étendait jusqu’au mur opposé, pour redescendre vers les toilettes. Et malgré le léger flou – comme si on avait huilé l’objectif – on avait l’impression de pouvoir partir en promenade dans ce décor, dans ce trou béant et engageant curieusement placé en face d’infranchissables barreaux de prison.
Silo – Hugh Howey – octobre 2013 (Actes Sud)
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